Benoît Jeantet – Et alors tout s’est mis à marcher en crabe

P1080275 Nouvel ouvrage publié aux éditions Le pédalo ivre dont la collection « poésie » joue un rôle de « Pascal le grand frère » pour bon nombre de lecteurs. Aujourd’hui, dingue ! Le recueil de proses Et alors tout s’est mis à marcher en crabe de Benoît Jeantet. Rare que la première page d’un livre me rentre dedans de la sorte :

« Cette gare est une plaine. Une plaine de visages maigres et de rêves qui empestent la vieille pisse. Des rêves tristes et sombres. Des rêves aux amours jaunes. Des rêves assoupis sous la poussière de la ville. La ville est rousse. Rousse et pelée comme une chienne. Une chienne inutile et malade. J’ai aimé cette ville. Si vous saviez comme j’ai aimé m’endormir dans les bras pleins d’histoires de cette ville. J’ai aimé cette gare. Oh, à un point que… Et puis il a fallu que ça arrive ; que ça nous arrive. »

Plus loin :
« Il me semble que les yeux ne suffisent plus, de nos jours, à séduire les filles. Il y a pourtant des tas de saules tortueux, et même des tas de branches lambda qui rêvent encore de remettre les pendus à l’heure. »

Ici :
« L’anxiété, l’alcoolisme, la paranoïa ne sont que des symptômes. Le mal dont souffre ce matin est bien plus profond en vérité. Ce matin voudrait qu’on s’occupe de lui. Qu’on fasse attention à ses frasques d’ado attardé. Voilà encore un matin qui a besoin d’amour. »

Là-bas mais pas tout à fait à la fin :
« C’est durant un face à face assez insoutenable avec un kilo de carottes en colères que je me suis fais cette réflexion. Cette réflexion la voici : je n’ai pas toujours été cet homme de 43 ans avec des tas de rêves roulés en boule – tout chiffonnés  au creux des poches. Et voilà pour cette réflexion. »

C’est un livre qu’on s’offre. Pour le commander c’est ici.

 

François Jullien « Nourrir sa vie »

Picasso me paraît même fournir le meilleur commentaire […] : « Chaque être possède la même somme d’énergie. La personne moyenne gaspille la sienne de mille manières. Moi, je canalise mes forces dans une seule direction : la peinture, et lui sacrifie le reste – vous et tout le monde, moi inclus. » Quiconque a dessein de faire œuvre devrait, je crois, l’inscrire en exergue à sa vie pour résumer son exigence : la condition de cette œuvre est de ne pas « gaspiller » mon souffle-énergie et, pour cela, de me retirer volontairement (ascétiquement) de tous les investissements ordinaires entre lesquels va se dispersant ma vitalité et de les sacrifier – immoralement (« égoïstement »), jugera-t-on du dehors – pour me concentrer sur ce seul objet. Car c’est bien à ce niveau foncier du vital et de son économie, et non, comme on croit, à celui du talent, du génie, de l’inspiration ou, selon l’autre versant, de la patience et du travail (tout cela n’est que conséquence), que l’œuvre trouve sa possibilité effective et commence à se développer sans forçage artificiel, parce que ayant enfin trouvé son fonds propre alimentant généreusement la création.

François Jullien, Nourrir sa vie à l’écart du bonheur, page 80, éditions du Seuil, 2005.

Ashraf Fayad, un extrait de « Instructions, à l’intérieur »

« Nous sommes des comédiens non rétribués
Notre rôle… rester debout, nus comme notre
mère nous a mis au monde. Comme la terre
nous a mis au monde. Comme nous ont enfantés
les bulletins d’informations, les rapports
volumineux, les villages attenant aux colonies de
peuplement et les clés que mon grand-père garde encore.
Pauvre grand-père ! Il ne sait pas que les serrures ont été changées.
Malédiction, ô grand-père, ces portes qui
s’ouvrent avec des cartes magnétiques, ces eaux
de drainage qui passent près de ta tombe.
Malédiction, ce ciel fermé à la pluie.
Qu’à cela ne tienne ! Tes os ne peuvent pas
pousser dans le sable. Le sable est donc de
nouveau la cause de notre sous-développement.
Grand-père ! Je me présenterai à ta place au jour
du Jugement dernier car mes parties intimes ne
sont pas inconnues des caméras.
Sera-t-il permis de filmer le jour du Jugement dernier ? »

Ashraf Fayad, Instructions, à l’intérieur, poèmes traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, Le Temps des Cerises éditeurs, 2015.

La 4e de couverture :
Né à Gaza en 1980, Ahsraf Fayad est un poète et artiste palestinien qui vit en Arabie Saoudite. Il a d’ailleurs représenté ce pays lors de la Biennale de Venise en 2013.
Des extrémistes religieux l’ayant accusé d’avoir écrit des poèmes athées, il a été condamné à mort, le 17 novembre 2015.
Une campagne internationale s’est engagée en sa faveur. Et le 2 février 2016, la Cour d’appel a décidé de commuer la peine capitale en huit ans de prison et huit cent coups de fouet.
L’action se poursuit pour que soit libéré Ashraf Fayad.

En savoir plus :
– note de lecture de Claude Vercey : I.D. n°628 : Faire du coeur un dieu
– article publié par BibliObs
Ashraf Fayad : 800 coups de fouet pour un poème

« Demande à la poussière » John Fante

demande à la poussière

Mon passage préféré du livre :

« Je les vois tituber à la sortie de leurs palais du cinéma, même qu’ensuite ils clignent leurs yeux vides pour affronter de nouveau la réalité ; ils rentrent chez eux encore tout hébétés et ils lisent le Times pour voir ce qui se passe dans le monde. J’ai vomi à lire leurs journaux, j’ai lu leur littérature, observé leur leurs coutumes, mangé leur nourriture, désiré leurs femmes, visité leurs musées. Mais je suis pauvre et mon nom se termine par une voyelle, alors ils me haïssent, moi et mon père et le père de mon père, et ils n’aimeraient rien tant que de me faire la peau et m’humilier encore, mais à présent ils sont vieux, en train de crever au soleil au milieu de la rue, en pleine chaleur, en pleine poussière, tandis que moi je suis jeune, plein d’espoir et d’amour pour mon pays et mon époque ; alors quand je te traite de métèque ce n’est pas mon cœur qui parle mais cette vieille blessure qui m’élance encore, et j’ai honte de cette chose terrible que je t’ai faite, tu peux pas savoir. »

Demande à la poussière, John Fante, 1939, 1980.
Traduit de l’américain par Philippe Garnier, Christian Bourgois éditeur, 1986.

Maram al-Masri « Elle va nue, la liberté »

Deux extraits de ce livre utile et beau :

2

Une femme se plaint devant le sultan ;

ses soldats ont volé son bétail

pendant son sommeil.

Le sultan lui dit :

Vous devez garder vos troupeaux

et ne pas dormir.

Elle lui répond :

J’ai pensé que vous veilliez sur nous, altesse…

Alors j’ai dormi.

5

L’avez-vous vu ?

Il portait son enfant dans ses bras

et il avançait d’un pas magistral

la tête haute, le dos droit…

Comme l’enfant aurait été heureux et fier

d’être ainsi porté dans les bras de son père…

Si seulement il avait été

vivant.

Maram al-Masri, Elle va nue, la liberté, Éditions Bruno Doucey, 2013.

Aimé Césaire « nouvelle bonté »

nouvelle bonté Wifredo Lam collection privée © ADAGP, Paris 2011 / © collection privée

 

il n’est pas question de livrer le monde aux assassins
d’aube

la vie-mort
la mort-vie

les souffleteurs de crépuscule
les routes pendent à leur cou d’écorcheurs
comme des chaussures trop neuves
il ne peut s’agir de déroute
seuls les panneaux ont été de nuit escamotés
pour le reste
des chevaux qui n’ont laissé sur le sol
que leurs empreintes furieuses
des mufles braqués de sang lapé
le dégainement des couteaux de justice
et des cornes inspirées
des oiseaux vampires tout bec allumé
se jouant des apparences
mais aussi des seins qui allaitent des rivières
et les calebasses douces au creux des mains d’offrande

une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon

_ _

Poème écrit à partir du tableau nouvelle bonté de Wifredo Lam, extrait de Moi, laminaire…