Merci Monsieur Emaz

La semaine dernière, quatre jours avant l’annonce de sa disparition, j’évoquais encore mon unique rencontre avec le poète Antoine Emaz devant des élèves d’une classe de seconde. Lorsqu’on m’interroge sur mon parcours en poésie, je raconte souvent cette anecdote. C’était à Dijon en mai 2011, sur l’escalier de la sortie de secours de la salle ronde du Théâtre Mansart (les Dijonnais sauront), lors du festival Éclosion du Théâtre universitaire. À l’époque, je connaissais uniquement son recueil Caisse Claire que mon amie Caro, alors coordinatrice du festival en question, m’avait prêté. Antoine Emaz était à l’honneur du festival ce soir-là. Rencontre publique, lecture… puis discussions informelles au bar histoire de prolonger le moment (public essentiellement étudiant).  Il resta longuement à discuter avec celles et ceux qui l’approchaient. En ce temps-là, j’avais uniquement publié dans la revue Némésis, revue dijonnaise de poésie que nous étions quelques-uns à animer. Je suis allé le voir. Je crois qu’on a commencé à parler de jazz. Bref, arrive le moment de la question naïve qui taraudait le gars de 28 ans que j’étais, « comment se faire publier ? ». En guise de première réponse, il m’a posé une simple question : quels étaient les poètes et les maisons d’édition actuels que j’aimais lire ? Silence intersidéral de ma part. Je ne connaissais aucune maison d’édition de poésie. Et à l’époque mes rares lectures en matière de poésie, voire poésie du 20e se limitaient à Césaire surtout, Calaferte un peu… ah oui je cite quand même deux vivants (ouf !) Ian Monk et Christophe Stolowicki dont j’avais les livres. Mais bon, c’était peu pour quelqu’un qui souhaitait être publié. Pourquoi s’intéresserait-on à mes écrits si je ne m’intéresse pas à ceux des autres ? C’est avec beaucoup de bienveillance qu’il m’a parlé du parcours habituel qu’il est bon d’emprunter. Il a été le premier à me parler des revues, des salons d’éditeurs… Aller à la rencontre du paysage éditorial, se faire une culture de pratiquant de la poésie actuelle, permet de savoir où se situer, à quelles revues envoyer ses textes, et permet de choisir l’éditeur à qui envoyer son manuscrit… Il m’a parlé de N4728, une revue dont il était membre du comité de lecture. À l’écoute des nouvelles voix, il m’a gentiment proposé de lui envoyer quelques poèmes qu’il pouvait éventuellement transmettre au comité de la revue. Dans son e-mail qui accusait réception de mes textes, il m’écrivit ce retour précieux à propos de mes poèmes, retour que j’essaie tant bien que mal d’appliquer encore aujourd’hui : « […] il y a sans doute encore trop d’images pour moi. Sans doute est-ce une question d’âge, aussi. Plus je vieillis, plus je vais au simple, au pauvre ». Puis il conclut « il faut vous faire lire par des gens très différents ; les revues servent à ça ». Quelques mois plus tard, mon nom parut au sommaire de N4728, première revue (sans compter Némésis de laquelle j’étais membre) à publier mes poèmes.

Dans les semaines suivant ma rencontre avec Antoine Emaz, j’applique les conseils qu’il a été le premier à me filer : je m’abonne à tout ce qui bouge. Je lis les revues qui plus tard me publieront, Ce qui reste, 17 secondes, Microbe… en lis d’autres qui ne me publieront pas, et c’est cool. Je monte à Paris aux différents salons et marchés de poésie pour y acheter des recueils. D’ailleurs, je vous y croise Antoine Emaz mais je n’ose pas vous aborder. Je me ruine aussi. Beaucoup. Oui, la poésie, c’est un investissement. Je découvre des trucs qui me plaisent, d’autres non. Des initiatives soignées, d’autres complètements dégueu. Mais la qualité n’appartient pas exclusivement aux premières. Ma bibliothèque devient plus dense avec les éditions Tarabuste, La Dragonne, Le Pédalo ivre… Je surfe sur Internet et découvre plein de blogs. Je me rends aux événements de poésie de ma ville et rencontre des poètes avec qui je discute. Dingue. Tout ça jusqu’aux rencontres décisives avec les rares personnes qui m’ont amené là où j’en suis aujourd’hui en matière de poésie. Alors, pour ces précieux conseils, qui pour certains sembleront aller de soi, merci Monsieur Emaz.

Antoine Emaz (1955 – 2019)

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E.C. dimanche 10 mars 2019.

Les pages 72 et 74 de « Soleil plouc » de Laurent Bouisset, éd. Le Pédalo ivre

Il y a des pages qui nous rappellent cette réplique culte de Jurassic Park – un truc du genre « ne bougez pas, sa vue réagit aux mouvements »

Il y a des pages qui nous fixent tout net

Qui feraient se pisser dessus n’importe quel petit malin

Qui feraient se pisser dessus notre personnalité cachée (la 2e au fond à gauche)

Qui stopperaient en moins de deux un troupeau de gnous face à des lionnes

Des pages qui nous rappellent que toutes les deux heures « la pause s’impose »

Des pages qui valent 100 panneaux STOP

Des pages vitrines de grands magasins

Des pages promo pour prolo

Des pages arrêt sur image – on va se mater le ralenti une deuxième fois

Des pages Années qui reviennent en pleine face

Des pages à en faire pleurer la nostalgie

Des « pa pa pa passio passe passe »  pages des pages d’orthophonie

Bref, nous lisions tranquillement un livre de poésie en mode vitesse de croisière OKLM

La même vitesse dans laquelle on s’enlise parfois

On lit sans faire attention à ce qu’on lit

Les pages défilent

Les poèmes aussi

Sans parler de l’esprit qui divague

Vague…

On pense à autre chose

Merde j’ai pas oublié de ?

Ou peut-être que Julien m’a…

Cet état qui nous fait revenir quelques pages en arrière quand là j’comprends plus rien à ce que je suis en train de lire

Mais. Dans cet état-là, seules des pages spécialement conçues pour nous, peuvent nous recentrer sur l’ici et maintenant

Ce genre de pages qui inspirent des superlatifs ou des phrases comme celles écrites plus haut

Des pages que nous aurions évidemment voulu écrire nous-même, pour nous-même et pour le monde entier

Des pages qui – au fond nous touchent tellement, qu’on aurait peut-être pu quelque part les écrire nous-même

Mais quelqu’un d’autre s’en est chargé

Les pages 72 et 74  du recueil Soleil plouc de Laurent Bouisset aux éditions Le Pédalo ivre sont de celles-là.

12 €. À commander-acheter ici.

La page 72 de « Soleil plouc » de Laurent Bouisset, éd. Le Pédalo ivre, 2018
La page 74 de « Soleil plouc » de Laurent Bouisset, éd. Le Pédalo ivre, 2018

 

La poésie, ça sera toujours mieux maintenant

 « Écrire c’est creuser un puits pour en remplir un autre. »
Thomas Vinau, Les Derniers seront les derniers, éditions Le Pédalo ivre, 2012.
« Écrire c’est répondre aux questions que personne ne vous pose. »
Jean-Pierre Georges, L’Éphémère dure toujours, éditions Tarabuste, 2010.

La poésie est ce que chacun en fait. Chaque époque créé les formes poétiques qui lui sont nécessaires. En ce sens, j’attends d’un poème qu’il soit évident et pertinent pour celui ou celle qui l’écrit ou le lit, mais surtout qu’il soit ancré dans une contemporanéité, plutôt que dans une recherche de forme ou de continuité d’un quelconque courant poétique. La poésie, ça sera toujours mieux maintenant.

Il y a des évidences et des choix qui s’imposent avant l’écriture. Cela exige de se poser la question : quelle poésie pour aujourd’hui ? Pour ma part, j’ai fait mes choix. En poésie, ne jamais dominer l’autre. Le lecteur, le voisin. La poésie doit exclure toute forme de domination culturelle et sociale par le langage. Ne pas chercher à convaincre. J’aime quand le poème témoigne d’une vérité, pas d’une conviction. Qu’il fasse l’inventaire. L’état des lieux avant de signer le bail. La poésie est le contraire de la rhétorique. Pas de bling-bling ou de grandiloquence. Pas de coup de marteau en trop. Elle n’est pas la langue des médias. Elle est une alternative au déterminisme. Elle me permet de choisir d’où je viens et comment je le dis. Néanmoins, j’aime quand la poésie est ancrée dans la réalité et le contexte social du poète. Quand elle me confirme ce que j’ai au fond de la tasse tous les matins ou qu’elle change ma perception d’une situation. Je ne lis pas et je n’écris pas pour m’évader. Il y a la vraie vie pour ça.

Écrire de la poésie est pour moi autant récréatif que nécessaire. Récréatif, dans le sens où je ne me force pas à écrire. Nécessaire car ça me permet de réajuster ce que j’ai manqué de formuler ou d’accomplir dans la vraie vie. Elle me permet de rectifier le tir ou d’amplifier un geste.

Mon écriture se nourrit du langage parlé. La publication n’est pas une étape mais un autre parcours. Je veux continuer à publier, mais je n’écris pas dans le but de publier. La publication n’est qu’une des suites possibles. C’est l’after work ou l’happy hour. Publier c’est construire un livre. Mais avant de construire, faut bien se trouver des briques. Trouver des briques, c’est un peu comme écrire des poèmes.

En ce moment, j’écris peu de poésie. Très peu. Je ne me force pas. N’aime pas l’effort. Écrire beaucoup pour garder peu, pas mon truc. Préfère ne pas trop écrire. Plutôt attendre le bon moment et me satisfaire de tout sauvegarder dans un fichier. Je ne jette pas. Ou si peu. Plutôt, je reformule. Je reformule constamment. Constamment j’aime garder. Même les bribes. Les amorces. Elles pourront peut-être servir.

 

Emanuel Campo.
Lyon, août 2017 – revu en décembre 2017.