François Jullien « Nourrir sa vie »

Picasso me paraît même fournir le meilleur commentaire […] : « Chaque être possède la même somme d’énergie. La personne moyenne gaspille la sienne de mille manières. Moi, je canalise mes forces dans une seule direction : la peinture, et lui sacrifie le reste – vous et tout le monde, moi inclus. » Quiconque a dessein de faire œuvre devrait, je crois, l’inscrire en exergue à sa vie pour résumer son exigence : la condition de cette œuvre est de ne pas « gaspiller » mon souffle-énergie et, pour cela, de me retirer volontairement (ascétiquement) de tous les investissements ordinaires entre lesquels va se dispersant ma vitalité et de les sacrifier – immoralement (« égoïstement »), jugera-t-on du dehors – pour me concentrer sur ce seul objet. Car c’est bien à ce niveau foncier du vital et de son économie, et non, comme on croit, à celui du talent, du génie, de l’inspiration ou, selon l’autre versant, de la patience et du travail (tout cela n’est que conséquence), que l’œuvre trouve sa possibilité effective et commence à se développer sans forçage artificiel, parce que ayant enfin trouvé son fonds propre alimentant généreusement la création.

François Jullien, Nourrir sa vie à l’écart du bonheur, page 80, éditions du Seuil, 2005.

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