Merci à Georges Guillain pour cet article de fond à propos de Faut bien manger (éd. La boucherie littéraire) sur le blog des Découvreurs (une mine!). Article en entier ici.
VIVRE DE SA PASSION ? OUI. MAIS À QUEL PRIX. À PROPOS DE FAUT BIEN MANGER D’EMANUEL CAMPO.
Les ouvrages nous permettant de nous faire une idée de la façon dont, au jour le jour, je veux dire dans sa réalité triviale et quotidienne, est vécu le métier de poète, sont à mon avis trop rares pour ne pas devoir être signalés. Entre idéalisation romantique et caricature pseudo-naturaliste, il n’est pas toujours facile de se représenter l’existence par exemple d’un jeune homme d’aujourd’hui entré dans les arts, comme aurait dit Murger « sans autre moyen d’existence que l’art lui-même » et « sans autre fortune […] que le courage qui est la vertu des jeunes, et que l’espérance qui est le million des pauvres ».
C’est pourquoi le petit livre d’Emanuel Campo, Faut bien manger, publié l’an dernier par La Boucherie littéraire, ne doit pas être négligé. Certes, on ne saurait affirmer sans se montrer un brin complaisant, qu’au strict plan littéraire, l’ouvrage apporte quoi que ce soit à l’histoire de la poésie. Écrit avec une certaine désinvolture, recourant à bien des facilités du moment, peu ambitieux donc sur la forme, le travail d’Emmanuel Campo intéresse par autre chose. Une sorte de sincérité ou d’honnêteté retorses par lesquelles il parvient, nous dévoilant l’envers du décor, à faire de ses propres faiblesses, une force et à nous sensibiliser de cette manière aux principales contradictions que la condition d’artiste qui est la sienne, oblige à affronter.
De fait, Faut bien manger – titre révélateur – ouvre comme une série de petites fenêtre sur ce que signifie, pour un poète, un artiste, le fait de se refuser au travail salarié pour s’assurer le bénéfice d’une vie plus confortable. Alors c’est sûr, faut bien aimer les pâtes ; recourir à l’occasion à quelques petits boulots pas toujours rigolos ; traverser bien des moments de doute et de déprime ; et lorsque c’est un peu trop dur de sentir qu’on déçoit bien des membres de sa famille, se surprendre à imaginer d’autres métiers qui donneraient la possibilité de continuer quand même, avec plus de sécurité, son activité d’artiste. Mais quelque chose apparemment de plus fort, comme une exigence intérieure, un dégoût aussi, comme viscéral de l’embrigadement social et de la soumission aux actuelles normalités, l’emporte. Jusqu’à rendre même difficile la relation avec d’autres artistes que leur désir de réussite aura transformé, en tristes et insupportables « communicants » de leur propre travail.
C’est, me semble-t-il, l’utilité première de la poésie que de maintenir dans l’espace de plus en plus dévitalisé, fabriqué, manipulé dans lequel nous baignons, l’exigence d’une parole non pas « vraie » mais toujours reliée, comme charnellement, viscéralement, à notre humanité profonde. Aussi, face à ces flux inconsistants mais déréalisants de parole qu’on voit par exemple inonder les réseaux, la meute des satisfaits qui se gratulent, se congratulent, font l’important, exhibent des misères comme s’il s’agissait des toutes nouvelles merveilles du monde, face aussi à tous ceux qui, sans trop savoir à quoi le métier oblige, l’envient, avec un sentiment coupable, de « pouvoir vivre de sa passion », le grand mérite d’Emanuel Campo est d’opposer une attitude, un ton, une liberté, une forme aussi de santé morale, d’incarnation, qui lui permettent de refuser la posture et de ne pas se montrer entièrement dupe de toutes les connivences, les malentendus, les travers, les faux-semblants et les déprimantes trivialités, sur lesquels reposent, quoi qu’on fasse, les formes sociales de l’engagement artistique. Il faut lire à cet égard le texte qu’il consacre à raconter, de l’intérieur, l’une de ses lectures dont il met d’ailleurs en lien la captation vidéo. Sans bien sûr qu’on puisse les ramener aux grimaces dont me parlait le grand tableau de Pelez auquel j’ai tout dernièrement tenté de rendre hommage, les « mines », « simulacres » et « cabotinages » divers qu’évoque ici, même au second degré, notre jeune poète ne sont pas sans dire quelque chose d’une certaine misère de notre poésie d’estrade ou de café qui pousse des procédés élaborés depuis longtemps par des auteurs d’envergure – ici par exemple Gherasim Luca – pour amuser des galeries qui finalement n’en ont pas grand-chose à faire. Venues qu’elles sont, pour la plupart, pour un semblant de convivialité.
Dans cette perspective, l’ouvrage d’Emanuel Campo prolonge un peu pour moi ce qu’on peut retenir de certains ouvrages tels que Chasseurs de primes de Joël Bastard ou du Vocaluscrit de Patrick Beurard-Valdoye dont j’ai en leur temps rendu compte. Son caractère salubre vient de ce qu’il ne se paie pas contrairement à bien d’autres d’illusions ou de prétentions excessives. Et surtout, laisse sa place au doute. Ce pourquoi il nous parle et se révèle, au fond, intelligemment humain.