Pour une débénabarisation du quotidien #143-148

Suite du feuilleton poético-collaboratif avec Grégoire Damon. Pour l’épisode précédent, c’est ici.

143) Pendant ce temps, j’ai deux gnocchis en body dans le salon qui gigotent et qui tapent sur un synthétiseur jouet à l’aide du couvercle de leur boîte de céréales. Ça crie. L’un tape sur l’autre. Ça pleure. Qu’ils s’éduquent seuls. Un instant. Sans le géniteur.

144) Moi géniteur, m’isole parfois derrière le mur blanc pour développer mon individualisme le temps d’une vidéo sur Youtube. Moi géniteur, ne pensais pas une seconde à l’avenir lorsque j’ai lâché les chevaux. Moi géniteur, ne vois plus que rarement le soleil de minuit. Moi géniteur, tiens toujours plus ou moins l’alcool mais ne tiens plus le temps. Moi géniteur, écoute avec conviction ce que les jouets qui heurtent mon sol ont à dire. Moi géniteur, ne crois plus au plastique. Moi géniteur, tout comme mes enfants, préfère les jouets qui n’en sont pas. Moi géniteur, ne comprends pas toujours les braillements du tapis de change. Moi géniteur, n’aime plus le papier. Moi géniteur, regrette ne pas avoir publié plus tôt un livre dont mes enfants auraient pu déchirer puis grignoter les pages. Moi géniteur, trouve tout de même le temps de me reposer devant une bouse bien chaude chiée entre deux pubs. Moi géniteur, me dois d’inventer continuellement des solutions au changement de notre quotient CAF, au manque de sel, à l’égarement du doudou et au continuum familial. Moi géniteur, adore boire de la bière avec d’autres géniteurs. Moi géniteur, me sens parfois à l’étroit entre le rôle de père et celui de fils. Moi géniteur, m’emmerde parfois, agace aussi, m’en fous souvent. Moi géniteur, avec la génitrice trinquons à cette deuxième journée qu’on appelle la nuit. Moi géniteur, te caresse le crâne quand tu dors – à 20h30. Moi géniteur, cultive ma nuit. Moi géniteur, aime le miel. Moi géniteur, vous aime en vrai comme une tache. Moi géniteur, prend deux ans en six mois. Moi géniteur, a donc inventé la machine à avancer le temps. Moi géniteur, n’est pas monté à Paris pour tenter une carrière dans le milieu des géniteurs. Moi géniteur, est resté en région et prépare sa marinade. Moi géniteur, inquiété par votre silence soudain, ressors de ma cellule. Moi géniteur, reviens m’accroupir à vos yeux. Moi géniteur, vous récite le premier vers du célèbre poème « Zone » d’Apollinaire.

145) Vous les gnocchis, me répondez par un « adia ». Vous les gnocchis, n’avez pas idée de la galère que c’est d’essayer de vous comprendre. Vous les gnocchis, me montrez du doigt d’un air interrogateur. Vous les gnocchis, considérez tous les livres comme des recueils de poésie tellement vous les ouvrez de manière aléatoire. Vous les gnocchis, la situation en Ukraine c’est un cas trop simple pour vous ; vous qui dès les premiers jours de la grossesse aviez réussi à vous séparer l’un de l’autre, je l’espère, pour mieux vous aimer. Vous les gnocchis, en avez à revendre du désir de vie.

146) Un désir qui, dans le désordre, coule. Déborde. Se lâche. Tache. Mémorise grossièrement. Rampe. Se tient aux meubles. Fuit. Chante. S’essuie. Pousse. Perce. Chancelle. Pointe du doigt. Régurgite. Babille. Se mouche. S’endort. S’équilibre. S’étale. S’assoit. Brûle. Se lève. Tombe et crache.

147) Un désir qui, dans le désordre, nous recolle, nous rappelle, nous aime, nous agrippe, nous fatigue, nous débranche, nous fait nous engueuler, nous marginalise, nous universalise, nous ouvre en deux, nous plie en quatre, nous rend exigent, vigilent, nous maintient tout en virgule, souplement, nous réveille, un peu souvent, mais nous réveille.

148) Aujourd’hui, je dois manger avant de partir. Mais c’est bientôt l’heure. Et la vaisselle, elle, tapie au fond de l’évier m’attend, un couteau à la main.

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