La Cause littéraire publie sa deuxième note de lecture à propos de mon recueil Maison. Poésies domestiques (éditions la Boucherie Littéraire). Un grand merci à Sanda Voïca (animatrice de la revue Paysages écrits et auteure de Trajectoire déroutée, récemment publié chez Lanskine) pour son regard et son long article fouillé et argumenté. Enfin, merci à l’éditeur Antoine Gallardo pour l’envoi du livre.
Article à lire sur le site de la Cause littéraire, ou ci-dessous.
« Poésies domestiques. Oui – qui tournent autour de la maison. Domptées ? Nous les avons perçues surtout comme des poésies… sauvages. Pas du tout sages et douces : prêtes à nous sauter au visage, au cou. S’attaquer à nous doucement, malgré tout, pour nous faire voir, penser, rire. Nous émoustiller.
Le premier poème, Autopsie, est un Autoportrait en enfant lambda : « […] Il n’y a rien voyez-vous / aucun engagement ni cause défendue / ni proposition / ni même idée du siècle / rien d’extraordinaire / de fantastique / d’excessif / d’agressif ou de gentil / de mafieux ou de câlin / rien non plus d’absent / aucune bêtise / ni carence / insensibilité ou handicap. […] // Votre fils est moyen voilà tout » (p.9). Mais « moyen » ne veut pas dire « médiocre ». Le recueil trace même une trajectoire d’exception. Cette trajectoire est balisée par des souvenirs marquants, comme la découverte, sidérante souvent, du sens de certains mots ou expressions : « Quand j’étais petit, / je croyais que la Bande de Gaza / c’était un groupe de rock » (p.10). Balisée par le souvenir de la douleur et du courage et de la force, depuis l’enfance : « […] un jour je nage jusqu’à la bouée / puis me fais piquer par une méduse / je crie, c’est désagréable, mais / je me débrouille / seul / pour revenir jusqu’à la plage » (p.13). Cet exploit, qui est à la fois un souvenir, semble être ce genre de premier souvenir qui fonde ou détermine une vie. Le poète restera toujours celui qui dépassera seul les douleurs de la vie : un débrouillard de haut niveau ! Et ses plus grands exploits seront ses poèmes. La réussite même, quand celle-ci n’est, en fin de compte, qu’être soi, donc poète : « Ado, / le miroir de la salle de bain / nous prédisait la réussite / alors que dans celui du soir / nous nous consolions de n’être / que nous-même » (p.14).
Par le biais d’un langage brut, direct, proche de la prose et de l’oralité, mais restant très coupant, Emanuel Campo laisse filtrer, comme dans le poème Croissance, un être légèrement amer, voire blasé. L’enfant « moyen » continue de croître et d’apprendre qu’il ne sait rien et que le monde n’est pas toujours beau : « Ma croissance se porte bien / j’apprends tous les jours que j’ignore / et mon existence n’a aucune / incidence sur la rotation / de la planète » (p.15).
L’état du monde, encore une fois, n’est pas drôle à constater et à évoquer, alors la dérision, l’humour compensent et sauvent les jours de congé : « Un jour je me baigne / dans l’eau de mes congés / le mur / de la frontière / un jour je dépasse de loin la bouée / et heurte de la tête un corps sans vie qui flotte // Porté par les vagues, caressé par les lambeaux, je reste calme. / Nous sommes deux à faire la planche. / Lui sur le ventre. Moi sur le dos. / Au roi du silence, je gagne assez facilement » (p.17).
Blasé, désabusé, le poète est en fin de compte un animal domestique. Mais aucune domestication (aucun domptage) n’est complète, définitive, il y a toujours un reste de sauvagerie pour dévier : « Me dis que // l’ordre / – les chiffres bien rangés / l’alphabet tout ça – / a bien des limites // puisque certaines/personnes arrivent/tout de même à/se perdre dans les trains. // Comme quoi / tout a beau être / tracé // on dévie » (p.16).
Et le comble de la déviance est la poésie !
La plupart des poèmes d’Emanuel Campo partent et ensuite renversent, transvasent, transportent les alluvions d’un fleuve (le flux de sa propre vie) et les transforment, jusqu’à l’arrivée dans la mer (l’océan), en mots solides, ceux de sa poésie. Ces alluvions sont formées souvent de ses états d’âme, des observations sur l’état du jour et, nous le disions plus haut, de l’état du monde. Pas de plaintes, mais le fond de ces états, de ses questionnements, qui passent de frivoles à existentiels, pousse à résister. Le poète tient bon, il doit « tenir » : « […] Drôle d’espace-temps. / Quand les potes demandent comment ça va / la bouche répond par une vanne // des portent raclent péniblement dans la tête. // Rêverie décapitée / par les sirènes du premier mercredi du mois / tenir / dans la circulation des mots qu’on étale / sur les tartines des matins rapides » (p.18). Sauvé par les mots, donc. Encore un !
Après la lecture du livre nous sommes revenus sur ces quelques vers, déjà cités auparavant, car ils nous ont paru comme le modus operandi, même lemodus scribendi(la façon de faire, d’écrire) d’Emanuel Campo. Notamment cette capacité d’arriver à se retrouver dans ce « drôle d’espace-temps », où le poète a la tendance d’utiliser les vannes. Et surtout la capacité de « tenir », à travers l’écriture.
Cette « méthode » annoncée donne ses fruits, quand le poète arrive à écrire un poème comme Il y a, qui, au-delà de sa beauté intrinsèque, et de la lecture au premier degré (lecture littérale), peut être lu – ce qui nous est arrivé – comme une immense métaphore de l’acte de l’écriture (lecture allégorique) : « Il y a / perçant la fenêtre / un rayon de soleil / voire deux trois // une masse lumineuse / se pose sur le bureau / s’ancre sur le bureau / s’ancre et dessine / à la surface / un lotissement dont / on ne sait quel cadastre. // Il y a sans doute une parcelle à louer / une friche à retourner / une part d’ombre à trouver / si la main / joue à l’éclipse. // Mais c’est l’avant-bras qui / comme une écume / s’échoue en roulant / vers ce qui deviendra un appui / une rive un livre // Dans la chaude pièce du bureau / entre / une fragile épaisseur ».
Poème qui invite à être décortiqué plus que nous le faisons ici et dont nous retenons la « fragile épaisseur » comme la caractéristique principale des poèmes d’Emanuel Campo – ou du moins de ceux de ce recueil.
Et sans oublier – sujet à développer à une autre occasion – l’importance de la main dans la poésie d’Emanuel Campo.
Si dans la « vraie » vie le poète peut être un chômeur éternel, il travaille quand même à plein temps à regarder (par la fenêtre) et à écouter : le monde et soi-même.
Résistance, toujours et besoin de rester « sauvage » : « […] Plus bas la ville me cherche un emploi // les écouteurs sur les oreilles / bientôt je le refuserai // ils ne m’auront pas » (p.21).
Et si notre poète accepte un travail, il est toujours en rapport avec l’écriture, comme les ateliers d’écriture.
Persistance de la vie comme elle va – notre demeure. La maison ne peut être qu’un poème, voire une revue de poésie. La vie et la poésie sont inextricables : « Je compte lancer une revue / avec dedans avec dedans / un poème de poésie / et de la vie et de la vie » (p.25).
Poésie et vie. Poésie et amour. Poésie et couple. Poésie et vie conjugale. Poésie et… réussite. Celle de l’écriture même : « Je sors d’un colloque sur l’état de la poésie dans notre région. Lors de la table-ronde Comment construire un projet avec un poète ? je pensais sans cesse à ma meuf. Notre projet de vie commune tient plutôt bien la route. J’aurais dû lui demander une contribution écrite. Elle aurait sûrement éclairé l’assemblée » (p.47).
L’ironie dans beaucoup de poèmes est douce comme la folie douce : « Tu me dis que tu aimes bien la poésie. / en particulier ces courts poèmes japonais / les sudokus » (p.27).
Oui, un vent de folie, mais encore une fois, douce, et dans le bon sens de l’expression, une sorte de dérèglement des sens, traverse les chambres de ce bâtiment, qu’est le poème. Surtout quand on a la conscience – douloureuse, exaspérante – que l’écriture de la poésie ne peut être qu’en deçà (en-dessous ou à côté même) de la poésie : « Putain / des fois souvent / ça sort comme ça / comme un mot de falaise / un cri building / plus haut que la phrase / plus haut que ce qui est dit / ailleurs / dans une autre partie de l’ouïe ». Et donc où la poésie est cet « ailleurs / dans une autre partie de l’ouïe » (p.28).
Mais tout d’abord la poésie d’Emanuel Campo est une question de révolte, de résistance (à la domestication) et de choix de son propre langage : « Ce matin, j’en suis à un point où voilà j’emmerde les syllabes et leurs gants de boxe. Je ne veux plus utiliser les mots dont je n’ai pas choisi la prononciation » (p.29).
Le sauvage en nous est de la nature de « l’inachevé » : « Toujours j’oublie / qu’un inachevé nous traverse » (p.30).
Malgré les apparences – humour, (auto)dérision, détournements et jeux de mots, langage familier, sujets à la portée de chacun (vie et scènes de famille, engueulades, grossesse et enfants en très bas âge dont il faut s’occuper, etc.) – la poésie d’Emanuel Campo caresse souvent le lecteur à rebrousse-poil, elle veut l’énerver, le secouer, le réveiller, le rendre lucide, lui attirer l’attention sur le besoin de s’évader : « Du regard, on s’évade par la fenêtre » (p.43). Et surtout lui dire : « Il n’y a de famille que s’il y a création » (p.55).
L’écriture est exactement comme l’inquiétude d’être parent : exagération.
Dans le poème – anthologique ! – Ce sont de vrais jumeaux ?, à partir d’une expression courante, « des vrais jumeaux », en prenant les mots dans leur sens propre, Emanuel Campo crée une vraie tempête dans nos têtes pour « expliquer » le regard interloqué de son interlocuteur à sa réponse : « Juste un, l’autre est en résine. Mais les deux sont de la même mère ». Voilà cette divagation qui transit le lecteur : « Entre nous : / une lueur apparaît : une source d’énergie grandit : une chaleur : le vent se lève : fort, et embarque : tout sur son passage : la tempête, oui : une tempête éclate et le tonnerre : fait trembler tous les rayons de la supérette : de centaines d’articles volent autour de nous : des éclairs : jaillissent-grillent le caissier en un bip ! » (p.48).
Exagérez, exagérez, quelque chose va rester : la poésie !«